XVII
LA PLUS BELLE DES RÉCOMPENSES

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho se débarrassa de son manteau de mer et le tendit à une ordonnance, laquelle le secoua soigneusement avant de l’emporter. Il avait commencé à pleuvoir, avec la brutalité d’un grain en mer. Les gouttes de pluie étaient dures et froides, on aurait dit de la grêle.

Adam s’approcha d’une fenêtre et en essuya la buée. Le port de Halifax grouillait d’activité, mais, tandis que son canot le conduisait à terre, il avait à peine regardé les bâtiments au mouillage. Il ne pouvait s’y résoudre : être ainsi obligé de se rendre à terre pour aller voir son amiral…

Keen lui avait fait dire qu’il désirait le voir le plus rapidement possible, qu’il avait à lui parler. En temps normal, ils se seraient réunis dans la grand-chambre de la Walkyrie.

Il songeait à John Urquhart, désormais commandant de cette Faucheuse maudite par le sort. Mais après tout, cette convocation de Keen venait peut-être à point nommé. Urquhart se trouvait avec lui dans la chambre, il était sur le point de partir prendre son commandement. Leurs adieux, l’importance du moment, tout cela avait ému Adam plus qu’il n’aurait cru possible. Il s’était revu plus jeune, quand on lui avait confié son premier bâtiment. Tout ce qu’il avait éprouvé alors – gratitude, soulagement, nervosité, regret –, rien n’avait changé. Urquhart lui avait dit :

— Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, commandant. Je mettrai mon point d’honneur à tirer le meilleur parti de mon expérience.

Adam lui avait répondu :

— Souvenez-vous d’une chose, John. Vous êtes le commandant, et ils vont l’apprendre. Lorsque vous monterez à bord pour donner lecture de votre lettre de commandement, pensez au bâtiment, votre bâtiment, pas à ce qu’il a été ni ce qu’il est devenu. Tous vos officiers viennent d’embarquer, mais la plupart des officiers mariniers appartenaient à l’équipage précédent. Ils vont faire la comparaison, c’est toujours le cas avec les vieux loups de mer.

Urquhart avait levé les yeux vers les barrots, il entendait les souliers des fusiliers se mettre en place pour lui rendre les honneurs à la coupée. On lisait tant de choses sur son visage : il voulait partir, et en même temps il avait besoin de rester encore là, où tant de choses lui étaient familières.

Adam avait repris gentiment :

— Ne vous inquiétez pas pour la Walkyrie, John. Ce sera au lieutenant de vaisseau Dyer de chausser vos souliers. Lui aussi va avoir sa chance.

Il était allé à sa table, avait ouvert un tiroir.

— Prenez ceci.

Urquhart avait paru surpris, ne sachant trop que faire. Adam avait ajouté brusquement :

— Un peu usées et tachées par le sel, j’en ai peur, mais tant que vous n’aurez pas trouvé de tailleur…

Urquhart avait levé les épaulettes à la lumière, oubliant tout le reste. Adam avait ajouté :

— Mes premières épaulettes. J’espère qu’elles vous porteront bonheur.

Puis ils étaient montés sur le pont. Des poignées de main, quelques sourires furtifs, des vivats poussés par les marins qui se trouvaient là. C’en était fini des trilles de sifflets. Quelques instants plus tard, ils entendirent La Faucheuse qui hélait le canot.

Juste avant qu’ils se séparent, Urquhart lui avait dit :

— J’espère que nous nous reverrons bientôt, commandant.

— Vous serez trop occupés pour vous rendre à des réceptions.

Il avait hésité avant d’ajouter :

— A la vérité, je vous envie.

Une porte s’ouvrit et de Courcey attendit qu’il se détourne de la fenêtre.

— Le contre-amiral Keen va vous recevoir, commandant.

Adam s’avança en silence. De Courcey avait changé, il était devenu étrangement sombre. Parce qu’il avait laissé paraître sa peur lorsque les Américains étaient arrivés ? S’imagine-t-il vraiment que je vais dire pis que pendre de lui auprès de l’amiral, comme il l’aurait fait à ma place ?

Il se trouvait dans le salon du général, là où il lui avait rendu visite en une autre occasion en compagnie de Keen et de Bolitho. Toujours les grandes scènes de bataille, ce mobilier lourd, aux teintes foncées. Il comprit soudain que l’idée venait sans doute de Keen, qui avait préféré le recevoir ici plutôt que chez Massie.

Il découvrit que Keen n’était pas seul. L’autre, qui s’apprêtait à s’en aller, était David Saint-Clair.

Ce dernier lui serra la main.

— Je suis désolé de vous avoir fait attendre, commandant. Il semble que l’on ait besoin de moi à Halifax, en fin de compte.

Keen lui montra un siège, la porte se referma derrière son visiteur. Adam l’observait avec curiosité. Keen semblait emprunté et tendu, ce qui était inhabituel chez lui. Il commença :

— Je viens de recevoir des dépêches de l’Amirauté, mais je dois tout d’abord vous dire que Sir Richard avait raison quand il disait que la maîtrise des lacs était vitale.

Il parcourut la pièce des yeux, se rappelant ce jour, l’été dernier, où ce capitaine de l’armée de terre leur avait raconté la première attaque contre York. Lorsque Gilia lui avait demandé des nouvelles de cet officier qui s’était fait tuer.

— L’armée ne pouvait pas maintenir les lignes de communication fluviale, elle a été battue au lac Erié. On a ordonné la retraite, mais il était déjà trop tard – il frappa sur la table du plat de la main et conclut amèrement : L’armée s’est fait tailler en pièces !

— Qu’est-ce que cela signifie, amiral ?

Adam ne l’avait jamais vu aussi désespéré. Si désemparé.

Keen fit un effort pour se reprendre.

— Ce que cela signifie ? Cela signifie que nous sommes incapables de chasser les Américains des districts de la frontière occidentale, surtout maintenant, alors que l’hiver arrive à grands pas. Nous allons nous fourrer dans une impasse. Nous, la marine, allons imposer un blocus de tous les ports américains. Ils vont le sentir, un vrai coup de baïonnette !

Adam essayait de réfléchir posément. Son oncle était à la mer et le brick Weazle leur avait appris qu’il essayait de deviner les intentions de quelques frégates ennemies faisant route vers le nord-est. Maintenant, allez savoir où elles étaient… Il songeait aux mots de Keen : L’hiver arrive à grands pas. Des pluies diluviennes et glaciales, le brouillard, l’humidité dans les entreponts. Que faisait le temps ? On était en octobre, et le changement de saison se ressentait déjà.

Il chassa ces pensées. Keen le regardait, l’air grave.

— Sir Richard, votre oncle et mon plus cher ami, va rester éloigné. C’est le point le plus important de ces dépêches. Je garde le commandement ici.

Adam s’était levé.

— Et pourquoi cela, amiral ?

— Vous me demandez pourquoi ? J’ai été informé que Sir Alexander Cochrane va prendre le commandement de toutes nos forces, y compris de l’escadre Sous-le-Vent. Il aura à sa disposition une force bien plus puissante, tant pour les tâches de blocus que pour les opérations terrestres. En Europe, les armées de Napoléon battent en retraite sur tous les fronts. Désormais, la guerre se déroule sur terre. Notre blocus a joué son rôle – il se détourna et ajouta, non sans une certaine amertume : Mais à quel prix.

Adam lui dit :

— Je crois que Sir Richard devrait en être informé sans délai.

— J’ai besoin ici de toutes les frégates disponibles, Adam. C’est tout juste si je dispose d’un brick pour garder le contact avec nos croisières, sans parler de surveiller les mouvements de l’ennemi.

— Sir Richard a peut-être dû livrer bataille, amiral.

— Vous imaginez-vous que je n’y ai pas pensé ? Cela m’empêche de dormir. Mais je ne peux pas me séparer de davantage de vaisseaux.

— Je comprends, amiral, répondit froidement Adam. Je suis votre capitaine de pavillon, j’ai le devoir de vous conseiller et de vous livrer mes conclusions. Mon oncle serait le premier à désapprouver toute trace de favoritisme, ou à décourager toute initiative qui ne serait entreprise que par intérêt personnel.

— J’espérais que vous me le diriez, Adam. Si j’avais ma liberté d’action…

Adam se retourna en entendant l’ordonnance qui arrivait avec un plateau chargé de verres.

— Avec les compliments du général, amiral.

Adam poursuivit :

— Mais vous n’êtes pas libre, amiral, tant que votre marque flotte sur cette escadre.

Keen regarda le soldat remplir d’une main ferme deux généreux verres de cognac. Apparemment, le général menait grand train.

Adam leva son verre devant la fenêtre. Il faisait déjà gris, comme en hiver, symbole du temps qui s’écoulait irrémédiablement.

Keen but une longue gorgée qui le fit tousser. Après avoir repris son souffle, il dit à l’ordonnance :

— Vous pouvez disposer, je vous remercie.

Lorsqu’ils furent de nouveau seuls, il poursuivit :

— Les condamnations des deux mutins sont prêtes. Rassurez-vous, je les ai signées. Ce sera toujours cela d’épargné à Sir Richard – et, comme si autre chose lui revenait en mémoire : John Urquhart, c’est aujourd’hui qu’il devait prendre son commandement, n’est-ce pas ?

— Oui. La tradition sera respectée, amiral. Les deux prisonniers seront pendus à la grand-vergue par leurs camarades. L’équipage de La Faucheuse.

Keen hocha à peine la tête, l’air absent, comme s’il écoutait quelqu’un d’autre.

— Je vais donner l’ordre à La Faucheuse de prendre la mer immédiatement. Le commandant Urquhart peut retrouver Sir Richard et lui remettre mes dépêches. Je ne veux pas inaugurer la nouvelle existence de ce vaisseau par une exécution !

On entendait des voix à l’extérieur : de Courcey qui arrivait avec les visiteurs suivants.

Keen se tourna vers la porte, agacé.

— Encore une dernière chose, Adam. Si vous préférez recevoir une autre affectation, je comprendrai. Cela n’a pas été facile. Pour vous comme pour moi.

Adam se surprit lui-même en s’entendant répondre sans hésiter :

— Je préfère rester avec vous, amiral.

Il reposa son verre vide.

— Je retourne à bord de la Walkyrie, pour le cas où l’on aurait besoin de moi.

Pour la première fois, Keen lui sourit.

— Vous serez toujours le même, Adam. Croyez-moi.

L’ordonnance l’attendait avec son manteau.

— La pluie a cessé, commandant.

Adam songeait à Urquhart, à ce qu’il ressentirait en recevant l’ordre de prendre la mer sans délai. Un certain soulagement, probablement. Il songeait aussi au mutin, à Harry Ramsay qu’il avait essayé d’aider, tout en le soupçonnant d’être coupable. Au moins, on lui épargnerait l’infamie d’être pendu par ses propres camarades.

— Un moment, commandant !

Il se retourna et, comme à un signal mystérieux, la porte d’entrée se referma.

Elle s’était vêtue chaudement et l’air froid lui rougissait les joues. Il attendit la suite. Il la revoyait telle qu’elle était, le jour où la puissante bordée de la Walkyrie était prête à partir. Ils n’auraient survécu ni l’un ni l’autre, et elle devait le savoir.

Il se découvrit en lui disant :

— Comment allez-vous, Miss Saint-Clair ?

Elle parut ne pas entendre.

— Conservez-vous vos fonctions de capitaine de pavillon du contre-amiral Keen ?

Ainsi donc, Keen s’était confié à elle. Toujours aussi surpris, il se dit qu’il s’en moquait.

— Oui.

Elle posa la main sur son bras.

— J’en suis heureuse. Il a besoin de vous, dit-elle sans ciller. Et, par égard pour lui, moi aussi.

Adam l’observait. Elle savait sans doute, pour la bataille du lac Erié, et pour les régiments qui y avaient participé.

— Je vous souhaite tout le bonheur possible, lui répondit-il enfin.

Et pour adoucir un peu ses mots, il se laissa aller à lui sourire et ajouta :

— A vous deux.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte avant de lui dire :

— Je crois que vous avez connu l’épouse du contre-amiral Keen ?

Il se retourna pour la regarder en face.

— J’étais amoureux d’elle.

C’était de la pure folie, elle pourrait le répéter à Keen. Et pourtant, il savait qu’elle n’en ferait rien.

Elle hocha la tête : il ne savait pas si elle était satisfaite ou soulagée.

— Merci, commandant. Je comprends maintenant pourquoi vous aimez tant votre oncle. Vous êtes de la même veine, tous les deux.

Elle ôta son gant qui tomba par terre. Adam se baissa pour le ramasser, si bien qu’elle ne surprit pas la tristesse soudaine qui lui noyait les yeux.

Il lui prit la main et la baisa.

— Vous me faites trop d’honneur, Miss Saint-Clair.

Elle attendit jusqu’à ce que la porte se referme derrière lui. Son père devait être impatient de la voir, il avait hâte de lui annoncer sa nouvelle affectation à Halifax. Cela lui ferait du bien de le voir heureux, de nouveau occupé par son travail.

Mais elle songeait aussi à l’homme qu’elle venait de quitter, cet homme dont le visage austère lui avait paru si jeune, si vulnérable l’espace de quelques secondes, lorsqu’il lui avait ramassé son gant. Quelque chose qu’il n’était pas parvenu à cacher. Elle en était émue et heureuse à la fois.

A quatre heures de l’après-midi, le vaisseau de Sa Majesté La Faucheuse leva l’ancre. Il franchit la passe sous focs et huniers, avant de gagner la haute mer. Nombreux étaient les regards qui le suivaient, mais personne ne poussa de vivats ; personne ne lui souhaita bonne chance. Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse. Il était libre.

 

— Ohé du pont ! Embarcations à la mer, droit devant !

Tyacke s’approcha de l’habitacle et s’arrêta là, alors que l’on piquait huit coups à la cloche du gaillard.

— Je commençais à me poser des questions, monsieur York.

Le maître pilote se frotta les mains.

— Au doigt mouillé, commandant ! En général, ça marche !

Tyacke examina le pont de son bâtiment. Les pièces saisies derrière leurs sabords fermés, les hommes au travail qui ne savaient trop à quoi s’attendre. L’Indomptable faisait route plein ouest. Le vent était de travers bâbord et les embruns pleuvaient dru, aussi denses et froids que de la pluie.

Il se retourna vers l’arrière. Bolitho se tenait à la lisse de couronnement, ignorant la présence des marins autour de lui, des fusiliers près des filets. Tous étaient restés à leur poste depuis l’attaque contre les chaloupes américaines.

York s’approcha et glissa à l’oreille de Tyacke :

— Qu’est-ce qui tourmente l’amiral ? On les a empêchés de débarquer, c’est mieux que ce qu’on aurait pu espérer.

Tyacke observait l’horizon, ligne d’un bleu profond à la lumière de midi. Un soleil qui ne vous réchauffait pas, un vent assez bien établi pour gonfler les huniers, mais tout était sans vie.

Le nombre de blessés avait été moindre que ce qu’ils auraient dû déplorer en combat frontal. Mais les Américains avaient pris grand soin de rester à l’écart, peu désireux de se risquer dans une vraie bataille alors que cela ne servait à rien. S’ils étaient arrivés, s’ils s’étaient regroupés, les choses auraient pu tourner différemment. Bilan, la frégate L’Attaquante s’était fait démâter, L’Incendiaire, de tonnage plus modeste, avait été si durement touché sous la flottaison par des tirs à longue portée bien ajustés qu’il avait fallu se résoudre à le prendre en remorque. La plupart des victimes appartenaient à ces deux bâtiments : trente tués et de nombreux blessés. Il était temps de rompre le combat, et Bolitho l’avait parfaitement compris. Tyacke l’avait observé lorsqu’ils avaient déchiffré les signaux qui faisaient le décompte des avaries et des pertes. Certains pensaient peut-être que l’amiral était soulagé parce que l’Indomptable ne s’était pas trouvé aux premières loges, et qu’il s’en était sorti indemne. Dans ce cas, se disait Tyacke, ce ne sont que des imbéciles.

Il fit brusquement volte-face.

— Quoi ?

Le lieutenant de vaisseau Daubeny encaissa le coup.

— Je me demandais, commandant, on pourrait rallumer le feu à la cambuse…

Tyacke essaya à grand-peine de surmonter sa colère.

— Eh bien, ne vous demandez pas, monsieur Daubeny !

Et il se retourna vers l’arrière, comme s’il entendait encore le ton doux sur lequel Bolitho lui avait parlé. Lorsqu’il lui avait rendu compte qu’il n’y avait plus de chaloupes à la surface près de la frégate américaine échouée et enveloppée par la fumée, il lui avait répondu : « C’est un assassinat, James. Justifié par la guerre, peut-être, mais un assassinat quand même. Si c’est le prix à payer pour remporter la victoire, ce sera sans moi ! »

Tyacke reprit d’une voix bourrue :

— J’ai été injuste avec vous. Dites au commis de distribuer du rhum à tout le monde. Et de quoi manger, s’il en trouve, mais le feu de la cambuse restera éteint jusqu’à ce que je sache ce qui se passe.

— Je comprends, commandant, répondit Daubeny.

Tyacke se retourna.

— Non, vous ne comprenez rien, monsieur Daubeny, mais ce n’est pas grave – et, à York : Sir Richard est atteint, Isaac. Il prend les choses trop à cœur. Je ne l’ai encore jamais vu dans cet état.

York remit en place quelques mèches grises qui s’échappaient de sa coiffure.

— C’est vrai, il a l’air bouleversé.

Tyacke se dirigea vers l’habitacle, revint sur ses pas.

— Prévenez-moi lorsqu’on verra les embarcations depuis le pont. Ça occupera les hommes, quand il faudra les hisser à bord.

Il lui donna une claque sur l’épaule avant d’ajouter :

— Bel exercice de navigation, monsieur York.

Allday émergeait de la descente.

— Vous qui le connaissez bien, Allday, qu’est-ce qu’il a ?

Allday lui jeta un air méfiant.

— C’est pas à moi d’le dire, commandant.

Et il suivit le regard de Tyacke qui se tournait vers le couronnement, vers ce héros que les autres ne voyaient jamais. Si seul.

Mais il révisa son premier jugement. Le commandant était un ami. S’il posait cette question, ce n’était pas par simple curiosité.

— Il sait, commandant.

Il scruta l’horizon qui scintillait d’une lumière crue. Contrairement à l’amiral, il n’avait pas besoin de s’abriter les yeux.

— C’est pour aujourd’hui, vous comprenez ?

— Les Yankees sont partis, mon vieux, lui répondit sèchement Tyacke. Ils ne reviendront pas. En tout cas, pas tant qu’ils ne seront pas prêts. Nous allons rentrer à Halifax et le directeur de l’arsenal va avoir l’écume aux lèvres quand il découvrira toutes les réparations qu’il y aura à faire !

Mais Allday resta silencieux, sans même un sourire. Puis il finit par lâcher :

— Il y a toujours les… – il n’arrivait pas à retrouver le mot. Les vautours. Mon beau-frère était dans l’infanterie de ligne, c’est lui qui me l’a raconté. Après une bataille, il y avait des hommes couchés là, des blessés qui appelaient au secours, et rien que les morts pour les entendre. Et puis les vautours arrivent. Pour les dépouiller, pour répondre à leurs appels en leur tranchant la gorge. De la vermine !

Tyacke ne quittait pas des yeux ce visage ridé, on sentait de la force chez cet homme-là. Le chêne de l’amiral. Il entendit le souffle de York, près de lui. Cette façon qu’il avait de flairer la direction du vent et la direction du courant qui dessinait des lignes sur les couleurs de la mer. Tyacke n’était pas superstitieux. Du moins le croyait-il.

Allday tenait à la main le vieux sabre, encore un objet de légende. Il annonça tranquillement :

— Aujourd’hui, nous allons combattre, commandant. C’est pas terminé !

Puis il se dirigea vers l’arrière, et ils virent Bolitho se tourner vers lui, comme s’ils se croisaient dans une rue ou sur un chemin de campagne.

York, un peu gêné, demanda à Tyacke :

— Comment ça peut se faire, commandant ?

Allday dit à Bolitho :

— L’équipage va s’en jeter un, sir Richard. Je peux aller vous chercher quelque chose ?

Bolitho baissa les yeux sur le vieux sabre qu’il lui fixait à la ceinture.

— Pas maintenant, mon vieux.

Il sourit avec effort, il avait compris qu’Allday avait besoin d’être rassuré.

— Plus tard, ça vaudra mieux.

Il tendait la main pour lui prendre le bras, mais s’arrêta net.

— Ohé du pont ! Voile par bâbord avant !

Tout le monde regardait dans tous les sens. Certains, la mer vide, et d’autres, leurs officiers. Avery était là, sa lunette dans les mains, passant de l’un à l’autre. Il ne voulait rien manquer, rien oublier.

— Montez là-haut, George, lui ordonna Bolitho. Je l’imagine déjà – il tendit le bras. Prenez votre temps. Les hommes vous regardent.

Allday respira profondément, sa vieille douleur à la poitrine le reprenait. Le vautour.

Il détourna les yeux pour observer une mouette solitaire qui planait autour du balcon de poupe. L’esprit d’un marin mort.

— Ohé du pont !

Avery grimpait vite et sa voix portait loin : il lui avait raconté qu’il avait appartenu à une manécanterie dans sa jeunesse. Un autre monde.

— Une frégate, amiral ! Je… je crois que c’est la Récompense !

— Je sais bien que c’est elle, mon ami… murmura Bolitho.

Mais il fronça le sourcil en voyant Allday porter la main à sa poitrine.

— Je ne vous laisserai pas souffrir davantage !

Puis, élevant la voix :

— Vous pouvez rappeler aux postes de combat, commandant.

Il tâta la garde de son sabre qui battait contre sa hanche. Elle était froide au toucher.

— On va leur régler leur compte !

Le lieutenant George Avery attendit que les mouvements du vaisseau se calment un peu ; il avait deviné que l’on avait mis de la barre. Il braqua sa lunette, comme il l’avait fait une heure plus tôt, quand il avait vu l’ennemi apparaître pour la première fois. C’étaient toujours les mêmes fusiliers qui étaient dans la hune. Ils regardaient le bâtiment américain qui se rapprochait, ses voiles qui se remplissaient et claquaient dans les coups de roulis. Une grosse frégate qui portait toute sa toile. Les embruns volaient jusqu’à la figure de proue dorée, un gladiateur au glaive étincelant. Le caporal fit :

— Ce Yankee va nous passer devant, les gars.

Mais en fait, c’est à l’aide de camp qu’il s’adressait.

Avery examinait la frégate en se forçant à prendre son temps, pour ne pas voir uniquement ce qu’il avait envie de voir. Le caporal avait raison. La Récompense allait passer d’un bord sur l’autre ; plus important encore, elle allait se retrouver sous le vent de l’Indomptable, et de ses bordées une fois qu’ils seraient au contact. Il essaya d’estimer la distance au mieux. Trois milles, pas plus. Tyacke avait réduit la toile, ils ne portaient plus que foc, grand-voile et misaine arisée. L’Indomptable avançait tranquillement, sans se presser, comme une plate-forme de tir pour ses vingt-quatre-livres.

Il laissa retomber sa lunette et se tourna vers ses compagnons. On ne savait pourquoi, mais ils étaient élégants et presque coquets avec leurs shakos de cuir verni, la cocarde et le plumet sur l’oreille gauche. Il remarqua également qu’ils s’étaient tous rasés. Dans le corps, on ne plaisantait pas avec ce genre de détails.

— Ça ne va plus être très long, les gars.

Le caporal jeta un œil au pierrier, « Betsy ». Il savait à quoi s’attendre. Ils le savaient tous.

Il leur fit un signe de tête et se laissa glisser sur un hauban. Une fois sur le pont, il gagna l’arrière sous le regard interrogateur des canonniers. Protherœ lui fit un petit signe discret. Sur le pont, le canon était le dieu. Rien ne comptait que tirer et tirer encore, se boucher les yeux et les oreilles, même lorsqu’un ami hurlait de douleur.

Il trouva Bolitho en compagnie de Tyacke et du second ; ils observaient ce qui se passait depuis la dunette. Là aussi, les fusiliers s’étaient réveillés, comme des soldats de plomb peints en rouge dans une boîte. Ils étaient alignés le long des filets de branles, tandis que d’autres gardaient les panneaux et les descentes, au cas où les nerfs d’un homme auraient lâché, mettant en péril la discipline.

Avery salua en portant la main à sa coiffure.

— La Récompense, c’est certain, sir Richard. Elle arbore une marque de commodore. Cinquante canons, au jugé. Elle a changé d’amure.

Il repensait au caporal et conclut, mais sans être sûr de lui :

— Si elle reste comme ça, elle va perdre l’avantage du vent.

— Amiral, commenta York, elle est cap nordet.

Imperturbable, Bolitho le vit tapoter le bras du benjamin des aspirants qui se dirigeait vers le sablier, près de l’habitacle.

— Attention donc, monsieur Campbell, ne faites pas chauffer le verre ! Il faut que j’écrive dans le journal, moi !

L’aspirant de douze ans avait l’air ennuyé et en oublia momentanément la menace que représentaient les hautes voiles de l’américain.

Bolitho prit une lunette qu’il pointa dans la direction des bossoirs. La Récompense n’avait pas l’intention de changer de route. En tout cas, pas encore. Il l’examina attentivement : bien conçue, comme beaucoup de vaisseaux français, dessinée sur un modèle standard pour faciliter les réparations et les rechanges, et non selon la fantaisie de tel ou tel chantier comme c’était trop souvent le cas des vaisseaux britanniques. Lorsque Le Taciturne et les autres bâtiments avariés rentreraient à Halifax, ils auraient du mal à trouver un mât ou un espar qui fasse leur affaire. Il finit par dire :

— James, il se laisse délibérément tomber sous le vent.

Daubeny s’était penché pour l’écouter, si concentré qu’il en clignait des yeux.

Tyacke acquiesça.

— Ensuite, il essaiera de profiter de la hausse supplémentaire que cela lui donnera pour tirer à limite de portée.

Il leva la tête vers les vergues brassées – la flamme et le pavillon flottaient dans la direction de l’ennemi – et ajouta, l’air farouche :

— Il va essayer de descendre le gréement et les manœuvres.

Avery détourna les yeux. Le caporal avait compris un certain nombre de choses, mais pas tout. Bolitho et Tyacke devaient se rendre à l’évidence.

— James, lui dit Bolitho, des boulets à chaînes ?

Tyacke fit non de la tête.

— J’ai entendu dire qu’ils utilisaient des landridges, cette merde de boîtes à mitraille. Dans ce cas…

Il fit volte-face pour aller consulter le compas. Bolitho expliqua à Avery :

— Ça peut vous ravager un bâtiment avant qu’il ait le temps de réagir.

Avery semblait soucieux, mais ne comprenait pas exactement de quoi il s’agissait. Cette merde, avait dit Tyacke. Constituée d’une enveloppe assez mince, chaque boîte contenait des tiges de fer déchiquetées liées les unes aux autres, si bien que, lorsqu’elles frappaient le lacis compliqué des manœuvres, elles les réduisaient en pièces en une seule bordée.

Il aperçut Tyacke qui faisait signe aux servants et donnait des ordres à Daubeny en pointant le doigt çà et là.

C’était là tout l’avantage du landridge. D’un autre côté, écouvillonner et nettoyer l’âme prenait plus de temps pour éviter qu’une gargousse neuve explose dans le canon quand on l’y introduisait. Et cela, Tyacke le savait.

Bolitho frotta son œil malade, ce qui lui fit mal. Si j’étais à la place de James, qu’est-ce que je ferais ? Il parvenait encore à sourire, ce qui l’étonnait, en se rappelant ce que lui avait rétorqué un amiral maintenant oublié, quand il l’avait supplié de lui donner un commandement. Il lui avait répondu d’un ton cinglant : Lorsque vous commandiez une frégate, Bolitho…

A sa place, je ne tirerais pas, en priant pour que les exercices produisent leurs effets, si tout le reste échoue.

Le lieutenant de vaisseau Blythe cria :

— L’ennemi met en batterie, commandant !

— Ouais, répliqua Tyacke, et je te fiche mon billet qu’il vérifie personnellement chaque pièce.

Bolitho croisa le regard d’Allday. Tyacke lui aussi avait pris en compte Aherne, il lui avait conféré une apparence et une personnalité. Un homme habité par une telle haine. Récompense. Et pourtant, s’il montait ici, sur ce pont, je ne le reconnaîtrais pas. Peut-être était-ce encore là le meilleur ennemi. Un ennemi sans visage.

Une fois de plus, Bolitho leva les yeux vers le ciel et les reflets aveuglants qui en jaillissaient. Deux vaisseaux avec tout l’océan pour eux, qui allait assister à leurs efforts pour se donner mutuellement la mort.

Il cacha son œil sain pour vérifier l’état de l’autre. Il voyait trouble, il avait fini par l’accepter. Mais il distinguait toujours les couleurs, et l’ennemi était assez proche pour que l’on aperçoive son pavillon – la marque de commodore qui pointait dans le vent telle une grande bannière.

Tyacke vint lui rendre compte.

— Parés, amiral.

— Parfait, James.

Ils étaient si proches, si intimes, comme s’ils ne partageaient le pont qu’avec des fantômes.

— Quant à ce que nous allons prendre…

Tyacke leva la main, l’ordre se répercuta sur toute la longueur de la teugue.

— Ouvrez les sabords ! A mettre en batterie !

Puis, du milieu du bâtiment où les canonniers se passaient coutelas et haches sortis de la soute, la voix du lieutenant de vaisseau Daubeny, très claire et déterminée :

— Chefs de pièce, visez le mât de misaine ! Et tirez sur la crête !

Les plus vieux servants étaient déjà accroupis, donc incapables de voir leur cible.

Tyacke hurla :

— La barre dessous ! A larguer les bras des voiles d’avant !

L’Indomptable commença à virer de bord, tirant le meilleur parti du vent de travers. Il venait rondement, mais sans bouger, si bien que l’autre frégate avait l’air prise dans les haubans tandis que le boute-hors de l’Indomptable lui passait devant, afin de la garder par bâbord.

La distance tombait plus rapidement, Bolitho aperçut des gabiers qui jaillissaient entre les voiles battantes comme de minuscules marionnettes au bout de fils invisibles.

L’air trembla d’abord, puis ce fut une énorme explosion. De la fumée jaillit des canons américains, reflua à bord avant de se dissiper au-dessus de l’eau.

On avait l’impression que tout cela durait une éternité. Lorsque la bordée frappa la mâture et le gréement de l’Indomptable, ce fut comme si le vaisseau hurlait de douleur. De petites silhouettes émergeaient de la fumée et des débris qui tombaient. Un marin fut déchiqueté par les tiges de fer barbelées qui avaient abîmé les hamacs serrés dans les filets avant de toucher d’autres hommes sur le bord opposé. Il se mit à hurler et à donner des ruades. L’aspirant Essex, pétrifié, regardait avec horreur son pantalon blanc souillé de sang et de débris de peau humaine, si finement découpée que l’on aurait cru le travail d’un chirurgien. Essex ouvrait et refermait la bouche, mais aucun son n’en sortait, jusqu’à ce qu’un matelot arrivé en courant lui donne un grand coup de poing dans le bras en criant quelque chose. Puis il repartit toujours au pas de course pour aller aider les autres qui taillaient dans les cordages arrachés.

Avery observait la scène, il avait les sangs glacés. Le petit mât de perroquet avait volé en éclats, les drisses fouettaient comme des serpents coupés en morceaux. Puis le tout s’effondra par-dessus bord dans un bruit de tonnerre. Il s’essuya les yeux. Soudain, ce drame avait pris un tour personnel. Il vit les quatre silhouettes écarlates, dans leur hune de combat, qui regardaient vers le haut le mât brisé, mais les fusiliers étaient indemnes.

— A donner la main, par ici !

Avery courut aider York qui essayait de dégager un de ses aides, empalé sur un éclis gros comme le poignet.

York retourna à son poste en murmurant d’une voix rauque : « Tiens bon, Nat ! »

Avery allongea l’homme sur le pont. Il n’entendrait plus jamais rien. Lorsqu’il réussit à relever les yeux, Avery vit les voiles de petit perroquet de l’américain qui se trouvaient presque bord à bord. Il savait pourtant que c’était impossible ; il était encore à un demi-mille. Il entendit Daubeny crier :

— A volonté ! Feu !

Le long de la muraille, depuis le lion bondissant jusqu’à la dunette, les pièces lâchèrent l’une après l’autre une bouffée de fumée, tandis que les servants se jetaient sur les palans et leurs anspects pour recharger à la hâte. Mais cette fois, plus de double charge. Cela aurait fait perdre trop de précieuses minutes.

Un fusilier tomba des filets sans un mot ; il n’y avait même pas la moindre marque sur le pont pour indiquer où le coup avait frappé.

Bolitho lui dit :

— Venez avec moi, George. Décidément, ces tireurs d’élite sont trop enthousiastes, aujourd’hui.

— En batterie ! Parés ! Feu !

Il y eut quelques vivats lorsque le mât d’artimon de la Récompense chancela, bascula dans ses haubans et ses enfléchures, avant de s’écrouler avec un grand craquement que l’on entendait même dans le rugissement impitoyable des coups de canon. York pressait un chiffon contre sa joue qui saignait, mais il n’avait pas senti l’éclis qui l’avait ouverte comme un couteau. Il cria :

— Il vient sur nous, commandant !

Bolitho ordonna aussitôt à Tyacke :

— La barre dessous, James ! C’est notre seule chance !

Et l’ennemi était sur eux. Ce n’était plus le spectacle qu’il donnait dans le lointain, tout de grâce et de cruelle beauté. Il pointait sur eux, l’eau jaillissait en trombes entre les deux coques. Puis le long bâton de foc et le boute-hors de l’Indomptable s’écrasèrent dans ses haubans comme une défense gigantesque.

Sous la force de l’impact, la grand-vergue de l’Indomptable se fendit. Des espars brisés, des morceaux de gréement tordus et des gabiers blessés s’effondrèrent dans les filets de Hockenhull comme des paquets d’immondices. Tyacke cria à ses canonniers :

— Encore une, les gars ! Tapez-moi là-dedans !

Puis il chancela, appliqua une main sur sa cuisse, les dents serrées pour lutter contre la douleur. L’aspirant Carleton accourut pour l’aider, mais Tyacke lui ordonna d’une voix entrecoupée :

— Une pique ! Donnez-moi une pique, bordel !

L’aspirant lui en tendit une et resta là, incapable de bouger.

Tyacke planta la pique dans le pont et s’en fit un appui pour se remettre debout.

Bolitho devina qu’Allday s’approchait ; Avery de même, dans la main duquel un pistolet avait brusquement surgi. Au milieu des débris et des blessés, il aperçut Tyacke qui tendait la main dans sa direction, puis dans celle des mâts qui s’étaient écroulés. Comme une passerelle qui les liait à l’ennemi.

Les canons grondèrent une fois encore, partirent au recul. Les servants laissèrent tout pour se saisir de coutelas. Ils titubaient, comme pris d’une fatigue mortelle, en passant à bord de l’autre vaisseau qui restait accosté, coincé. Le boute-hors brisé de l’Indomptable pendouillait à côté de sa figure de proue.

On entendit la détonation d’un pierrier posté dans les hauts, et une grêle de mitraille s’abattit sur un groupe de marins américains qui accouraient pour repousser l’abordage. Les fusiliers, haletants, poussaient des cris en tirant, rechargeaient, se jetaient sur les hamacs pour tirer encore et encore. Par-dessus ce vacarme, Bolitho entendait encore Tyacke hurler des ordres et encourager ses hommes. Il ne cédait pas d’un pouce, ne faisait même pas attention à sa blessure à la cuisse. Après ce qu’il avait déjà enduré, penser qu’il aurait pu en être autrement aurait été une insulte.

Le lieutenant de vaisseau Protherœ atteignit en tête le passavant de la Récompense. Il fut aussi le premier à tomber sous la balle d’un mousquet tirée à bout portant. Il chuta, resta coincé entre les deux coques qui se frottaient l’une contre l’autre. Puis Bolitho le vit dégringoler. Il revoyait encore le jeune homme qui l’avait accueilli à bord. Il cria :

— A moi, ceux de L’Indom ! A moi, les gars !

Il se traîna de l’autre bord au-dessus des eaux bouillonnantes, au milieu des départs de pistolets, d’armes de plus gros calibre. Allday était tout près derrière lui et lui criait d’une voix rauque :

— Reculez, sir Richard ! On va pas se battre contre tout ce foutu bâtiment !

Bolitho avait du mal à respirer, ses poumons étaient remplis de fumée et d’une odeur de mort. Puis il arriva à bord de l’autre vaisseau, vit Hockenhull, ce bosco trapu, tuer un homme d’un coup de sa hache d’abordage et réussir quand même à sourire à Allday. Ce qui avait dû lui épargner de se faire abattre. Dans cette folie sanglante, au milieu de ce délire harassant, Bolitho trouvait encore le temps de se rappeler le fils d’Allday, et Allday qui avait reproché à Hockenhull de lui avoir attribué un poste de combat sur la dunette, l’endroit le plus exposé, là où il était mort. Peut-être cet épisode mettrait-il un terme à cette souffrance qui n’en finissait pas.

Avery le saisit par le bras et tira à bout portant sur une silhouette accroupie qui avait surgi à leurs pieds. Puis, lui aussi, il chancela, et Bolitho crut qu’il avait été touché. Mais non : Avery criait de plus belle, essayait de se faire entendre par-dessus les cris et les hurlements, le cliquetis métallique des lames.

C’est alors que Bolitho entendit autre chose. Il bascula contre un fusilier, l’œil fou, sa baïonnette déjà brandie pour porter un nouveau coup. Il ne comprenait pas encore. Un bruit faible, mais indéniable. Quelqu’un poussait des hourras, et pendant un instant, glacé sur place, il s’imagina que les Américains avaient plus de monde qu’il n’avait cru, qu’ils avaient réussi à passer en force sur l’Indomptable. Et que Tyacke était mort. Sans ça, ils ne seraient pas revenus ainsi.

Avery lui agrippa le bras.

— Vous avez entendu, amiral ?

Il tremblait, en devenait presque incohérent.

— C’est La Faucheuse ! Elle a rallié l’escadre !

Il y eut une explosion soudaine, si proche que Bolitho tomba lourdement sur le pont, le sabre pendant au bout de sa dragonne. Il avait ressenti comme une rafale de vent brûlant, la poussière et les débris de la déflagration vous fouettaient comme du sable chaud. Des mains le tirèrent par le pied ; Allday, de dos, faisait face à l’ennemi en le protégeant de la horde de marins haletants, hébétés.

Bolitho hoquetait, incapable de prononcer un mot. Il voulait le rassurer, mais cette douleur insupportable à l’œil l’en empêchait. Il lui dit :

— Aidez-moi.

Allday eut l’air de comprendre, il arracha le mouchoir qu’il portait au cou et le noua autour de la tête de Bolitho pour recouvrir l’œil blessé.

Il avait l’impression d’être sourd. Des hommes rampaient ou se traînaient à genoux dans un silence impressionnant près des blessés, scrutaient le visage des morts.

Les marins de la Récompense les regardaient, incrédules, sonnés, abattus. Leur pavillon était tombé avec le mât d’artimon, mais ils ne s’étaient pas rendus. Ils avaient tout simplement cessé de se battre.

L’explosion était restée confinée à la dunette. Une pièce avait éclaté, sans doute chargée à la va-vite, dans un dernier geste désespéré de défi, ou peut-être était-ce de la bourre incandescente jaillie des canons de Tyacke lorsqu’ils avaient lâché cette dernière bordée, alors que les gueules surmontaient presque le pont de la frégate ennemie. Un petit groupe d’officiers américains restait là, près de la roue détruite. Les timoniers et d’autres encore gisaient près d’elle, dans l’attitude grotesque de ceux qui ont connu une mort violente.

Un lieutenant de vaisseau pointa son sabre en avant, Allday et Avery levèrent d’un seul mouvement, qui son sabre, qui son pistolet.

Bolitho tâta le bandage qu’il avait sur l’œil ; il le soulageait.

— Où est votre commodore ? demanda-t-il.

Il voyait le mât abattu, des hommes étaient encore prisonniers du fouillis de cordages comme des poissons pris dans un filet. La Faucheuse se rapprochait, on entendait toujours des cris de joie. Il aurait tant aimé la voir.

Le lieutenant de vaisseau se baissa pour découvrir la tête et les épaules de son commodore.

Il tendit son sabre à Avery en le tenant par la pointe, et dit :

— Le commodore Aherne, amiral. Il lui arrivait de parler de vous.

Bolitho scrutait ce visage, grimaçant et furieux, figé dans la mort. Mais il ne le reconnaissait pas.

Puis il détourna les yeux pour contempler la mer. Aherne avait-il entendu les cris de joie, avait-il reconnu La Faucheuse ?

Si c’était La Faucheuse, ce n’était que justice, c’était bien. Il était maintenant témoin d’une victoire, d’une pure folie.

Il regarda autour de lui tous ces hommes essoufflés, et qui avaient retrouvé leur calme. Ils évacuaient les blessés et les mourants du pont couvert de sang. Ils discutaient, sans comprendre que ceux à qui ils s’adressaient étaient leurs ennemis.

A travers la fumée qui s’accrochait toujours, il vit Tyacke qui lui faisait face, de l’autre côté de cette étroite bande d’eau. Il était toujours appuyé sur sa pique d’abordage. Le chirurgien, agenouillé à ses pieds, lui appliquait un pansement. Tyacke leva sa main sanguinolente pour le saluer. Peut-être aussi pour saluer son bâtiment. Le vainqueur.

— Aidez-moi à regagner l’Indomptable, demanda Bolitho.

Il n’arrivait pas à sourire. Avait-il réellement hurlé A moi, ceux de L’Indom, quelques minutes plus tôt ?

Allday le prit par le bras pour le guider, guettant au sol ce qui pourrait le gêner. Il avait plus ou moins deviné ce qui s’était passé, et maintenant, il en était sûr. Il en avait trop vu pour être secoué ou effrayé. Mais à sa façon, en dépit de la brutalité et de la mort qui régnaient un peu partout, il était content.

Une fois de plus, ils s’en étaient sortis, ils étaient toujours ensemble. Cela était bien suffisant.

Bolitho hésita un peu, s’arrêta pour regarder les deux vaisseaux toujours embrassés. Des hommes se penchaient pour toucher sa vareuse quand il passait devant eux ; d’autres faisaient de grands sourires en prononçant son nom ; quelques-uns pleuraient sans retenue, tout étonnés peut-être d’avoir survécu quand tant d’autres étaient morts.

Tous s’étaient tus pour l’écouter lorsqu’il tourna son regard vers les lointains. Il vit les voiles de La Faucheuse, éblouissantes sous le soleil. Il effleura son médaillon, il savait qu’elle était toute proche de lui.

— Le prix à payer est lourd, et nous l’avons déjà payé bien des fois. Mais nous ne devons jamais oublier car, si nous le faisions, ce serait à nos risques et périls !

Levant la tête, il regarda sa marque en tête de grand mât, si immaculée, restée à l’écart des souffrances et de la haine.

— La loyauté est semblable à la confiance, et elle doit jouer dans les deux sens.

Il se tourna encore vers les huniers qui progressaient lentement et ajouta :

— Mais c’est la plus belle des récompenses.

 

La croix de Saint-Georges
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